Je n’ai pas d’adresse précise. Je suis parmi vous comme l’Esprit
saint. Au bout d’une suite de virages nocturnes et sinueux, sur un
thème d’Angelo Badalamenti. Le monde auquel j’appartiens est
planqué derrière la pénombre fumeuse d’un vieux bar qui porte le
nom d’un chevalier né par ici, au milieu d’une transhumance. On dit
qu’il y a cinq cent ans, ce mercenaire fut forcé d’étrangler sa
femme, lui préférant son pays, pour venger son honneur trahi. Voici
donc d’où je viens.
î€
Je suis fait de pierres granitiques. Ce ne sont pas les plus anciennes,
mais elles sont déjà bien usées. Dominique vit avec moi. Il est le *ls
d’un soldat. Il y a longtemps, il est tombé amoureux d’une femme
qui devait partir et qui à sa demande est restée. Ce sont mes
parents, les princes du royaume. Les *dèles gardiens de mon
tombeau. C’est grâce à eux, grâce à eux que je survis encore,
autour des fantômes qui ont visité ces chambres et refusé d’en
partir. Les touristes d’une île qui n’existe plus.
î€
Dans mes veines, coule une eau minérale dont j’ai le secret et qui a
transformé ma prise en fontaine immense. Elle est réservée à ces
initiés, ces hôtes d’un territoire in*ni. Mon paradis est à eux, à eux
tous, mais on se moque de moi pourtant. Parce que je suis fatigué.
Parce que ma peau de moquette pèle et se défait en lambeaux. Ces
murs de tissu, certains voudraient qu’ils prennent feu pour que je
disparaisse. Car j’appartiens à un siècle de vieillards. Mais je ne suis
pas prêt. Pour me défendre, je garde à mes côtés des dagydes
empaillées qui sont aussi mes compagnons de route. Quand la nuit
vient, je me réchau2e avec eux, près des néons décorés de dentelle
à côté de l’escalier.
î€
Face à mes ennemis, il ne me reste alors qu’à serrer de toutes mes
forces ma croix et mon fusil. Pourtant je ne demande qu’à ouvrir
mes bras. Je veux parler et jouer de la guitare. Me souvenir de ces
salles de bal pleines à craquer où les services n’en *nissaient pas.
C’était hier, il y a longtemps déjà. Mes forces m’abandonnent mais
je veux y penser encore. Je veux vivre encore mille fois. Vivre,
chanter et convier des régiments dans ma cuisine. Vivre et
connaître tous ces voyageurs qui méritent autre chose que la
vulgarité littorale, cette prison qui nous condamne au pire, tous
derrière les barreaux de maisons malheureuses où ne s’assoient
pas les anciens.
Bastien Manach