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Anomie est son nom/Marc Biancarelli





Anomie est son nom
On dira d’un conglomérat humain que finalement rien ne relie, ni projet collectif ni cohésion économique, ni valeurs constructives ni culture en partage, on dira de ce conglomérat qu’il est un exemple d’anomie. De cet ensemble socialement disparate, individualisé, implosé et indifférent au bien commun, de ce règne des sous-groupes où la politique est détournée au profit de quelques-uns ou même d’un seul, de ce hui-clos coercitif où le pouvoir ne se délègue que par défaut – et faute de le déléguer au nom d’une idée ou d’un espoir qui se puissent transmettre – de ce hui-clos donc l’on ne dira rien d’autre. Car nous sommes en terre d’anomie, et anomie est le nom de cet espace, et de ces êtres ; anomie est le nom de ce pays sorti de l’Histoire.
L’anomie est une jungle et l’on y marche seul. Le fort y est d’autant plus fort que les règles du droit et de la justice n’y sont que relatives, et que les représentants de l’ordre et de l’équité ne connaissent plus eux-mêmes ces règles dont ils sont les défenseurs, et ils sont dans cette méconnaissance de par le renoncement de leurs mandataires, de par l’incapacité du pouvoir à être autre chose qu’une finalité, autre chose qu’une course effrénée à la plus illusoire des reconnaissances, la plus éphémère des puissances. En anomie, on aboie son pouvoir, ou on l’anaphorise, le temps d’y accéder, le temps de l’occuper, mais on ne l’utilise pas pour voir plus loin, ni pour songer, ni pour rêver, car le rêve est le propre de ceux qui voient plus loin, le propre de ceux qui avancent. En terre d’anomie, le conservatisme est une force d’inertie, un viatique pour la régression. Et l’on distinguera, si l’on veut se placer malgré tout du côté du rêve, les nuances qui existent entre le conservatisme et la préservation. Le conservatisme met en boîte et impose des barrières ; la préservation sauve en vue des évolutions futures. L’anomie ne se soucie pas des évolutions futures.
Ainsi dira-t-on encore que le rapport de prédation est un attribut signifiant de l’anomie. Et l’on se fait charognard en anomie, de la force des faibles, des richesses sous toutes leurs formes, et du territoire à préserver. Un territoire que de telle manière on dilapide, que l’on dissèque tel un corps en décomposition, est un territoire où n’est fécond que l’immoral besoin du profit immédiat. Mais, étonnamment, un espace ainsi décrit invoque souvent la morale et les valeurs, et l’identité sacrosainte, il en appelle ordinairement aux vertus et connait les déguisements multiples et les masques de l’hypocrisie. Et c’est au nom des solidarités, et du devenir improbable, et par l’apitoiement perpétuel que l’anomie s’installe, comme le seul bien durable de petits êtres atomisés. Mais croyant en la désuétude des symboles. Croyant à leur propre mensonge. Aussi pleure-ton en anomie le pays que l’on donne aux conquérants, aussi crie-t-on en anomie au sacrilège permanent, mais s’il est pourtant un lieu où se trahir soi-même est une règle de vie, c’est le pays d’anomie.
Pays offert où tout se vend. Pays où tout s’achète. Pays où ne marchent ensemble que les possesseurs du temple. Pays où le corps collectif se trouve démembré. Là où le néant croît sur les germes altérés. Car si, en anomie, l’acculturation est un effroi, l’inculture n’émeut pas ni n’émeut sa violence. Ni la force des sous-groupes, l’abjection des corruptions, le marchandage des âmes. Car l’anomie soudoie, et l’anomie impose que l’on courbe l’échine. Pour un emploi, pour un logement. Pour un compagnonnage ou une porte entrouverte. Pour une simple inscription au livre de la vie. En cet espace où n’est sauvage que ce qui est bâti, et où l’envie chemine à grandes dents sur ce qui ne l’est pas.
L’anomie, donc, comme une ville ouverte où les loups se repaissent. Entendez-les qui hurlent, et qui scandent leurs mythes et leurs incantations, voyez leurs rituels et leurs fausses unions. Voyez enfin quel est votre pays, et connaissez son nom. 
Marc Biancarelli

  • Année2012