Sguardi, les Corses et l'Autre
REGARD SUR L'AUTRE : L'AUTRE REGARD...
Regarder l'Autre, c'est se regarder soi-même.
Ici, c'est par l'intermédiaire des passeurs que sont Christian Buffa, Lea Eouzan, Rita Scaglia, Olivier Laban-Mattei, Armand Luciani et Amandine Battini-Joset.
Leur regard sur l'Autre fascine et séduit autant qu'il exprime.
Mais l'Autre les regarde aussi, ajoutant ainsi à leut statut d'artiste celui de clairvoyant. Le désir intrinsèque d'esthétique transcende la lecture du réel. Cette perception de la beauté se niche aussi dans les endroits les plus disgracieux et les visages creusés à la serpe des désillusions.
Ces photographes, qui ont leur sensibilité propre, saisissent l'humain au-delà de l'apparence. Ils en captent la grâce intérieure, les mémoires enfouies, l'errance spirituelle, les racines que les distances géographiques et temporelles ont détissées en filigrane.
Ils proposent au visiteur la vision de l'invisible.
La communauté musulmane est la plus rétive à se révéler telle qu'elle est. La culture de l'accueil reste sélective. La Corse, cette terre des Justes sur laquelle flotte une tête d'ébène, devrait être lavée de tout soupçon de racisme. Mais la défiance est une forme d'abandon, et une culture finit toujours par mourir de sa propre faiblesse.
Finalement, notre île a toujours été plus grande dans ses rendez-vous avec l'Histoire que dans son quotidien.
Un manteau fané, une écharpe de laine, un pull informe. Les Musulmans apparaissent déjà déracinés par leurs vêtements. Sans leur soleil d'origine, ils ont froid. Leur île d'exil est une mosaïque d'îlots, les bars, les marchés, les cages d'HLM, les bancs publics des quartiers populeux. Devant l'objectif, ils posent, immobiles. Ils ne fuient pas, ils ne mentent pas, ils révèlent la tête droite leur for erratique, comparable à celui qui a guidé leurs aînés pour libérer la Corse. Par leur immuabilité stoïque, ils ressemblent, quelque part, aux canons de Teghime.
Des horizons lointains, les Gitans n'ont plus que des grillages rouillés. Hier, le transit était leur cité. Aujourd'hui, ils ont leur cité de transit. Le voyage, jadis leur quête atavique et mystique de changement intérieur, n'a plus que la teneur éthérée du rêve perdu. Ils étaient les vrais voyageurs, ceux qui partent pour partir. L'orgueil des regards, les reflets ostensibles de l'or en grosses mailles, la furieuse virtuosité des guitares viennent apaiser la douleur indicible de la sédentarité. La grande route de la vie, la route du Rom, s'est réduite à un ruban d'asphalte sur un terrain défriché qui sépare les caravanes gisantes des maisons préfabriquées.
Mais la tradition se meut en eux comme une danse qui brûle le sang d'une génération à l'autre. Le passage de flambeau se fraie comme une nouvelle route initiatique pour ces gens du voyage qui ont ce quelque chose familier de nos mazzeri...
Les Syriens de Belgodère rappellent, en ces temps cruels de flux migratoires et de cimetières marins, que la Corse est un abri sûr pour les meurtris de la guerre, les damnés de la terre. Les visages sont en paix, tournés vers la prière et ce ciel, cette patrie partagée. La mer, miroir du subconscient, a été pour ces naufragés de la vie un lieu de renaissance, la Corse une planche de salut.
Les Portugais, ici, ne sont pas des apatrides. De commun avec la Corse, ils ont tout ou presque, la mer, les ailes innombrables du vent, les modes de vie en société, la religion.
Mais moins encore que les Italiens, à la présence immémoriale, le modèle absolu de l'intégration réussie et sans retour. Les sèves de nos arbres généaologiques ont fusionné avant même l'époque génoise de la Citadelle bastiaise dont ils animent les nouvelles cimaises. Ils n'ont pas greffé leur culture, leurs valeurs, leur gastronomie aux nôtres, ils les ont enrichies.
L'Italien n'est pas le migrant dont l'amour est ailleurs.
Contrairement à tous ces Autres que la séparation avec le passé et les racines rend à la fois si proches et si lointains.
La plupart de ces portraits, puissants, aux visages graves, souriants, énigmatiques, ne sont plus en quête de papiers ou de titres de séjour, mais d'un regard de cooptation, d'un témoignage de reconnaissance, d'un signe d'affiliation, de fraternité.
Cette exposition est pareille à une main tendue.
L'art contemporain est aussi un refuge.
Jean-Marc RAFFAELLI