Acqua, l'eau dans tous ses états
« ACQUA, L’EAU DANS TOUS SES ETATS »
La Corse, à l’instar de la cité marine de Bastia, est en osmose avec l’eau. Elle baigne ses côtes, elle irrigue son histoire, sa citadelle et ses montagnes dans un mariage idyllique de vert, d’ocre et de camaïeu.
Lorsqu’on regarde l’horizon dont elle trace une ligne parfaite, l’eau devient source d’universalité, elle porte des valeurs communes et profondes qui touchent à la fois au sacré, à la purification, aux mythes et à l’art dans toutes les civilisations. À la vie tout simplement, quand elle danse dans le cercle de l’univers avec la terre, l’air et le feu. Intimement liée à la naissance et à la régénération, l’eau peut faire germer et engloutir, rafraîchir et asphyxier, guérir et détruire. À la genèse du monde, elle est appelée, disgrâce climatique oblige, à sceller son sort, survie ou anéantissement.
La période est propice à inviter des artistes photographes à faire flotter leur esprit citoyen au-dessus des eaux, à s’immerger dans les beautés et les malheurs de la planète, partout où l’eau sauve ou sacrifie.
Il était donc naturel que les Rencontres photographiques de l’association Sguardi entreprissent leur odyssée au long cours sur une eau qui vacille entre souffle vital de l’Humanité et brandon de son extinction. Berceau et tombeau.
L’exposition scrute, tel un prélude bleu, notre environnement immédiat dans son éphémère temporalité. L’eau est un miroir qui renvoie les estampes sibyllines et mouvantes de nos paysages et l’image insaisissable de la psyché insulaire. L’eau imprègne le regard sur nos lacs et nos barrages. L’eau, source de vie et d’énergie, même quand elle devient thermale en Castagniccia. Ou le siège d’une digue écologique que dressent des associations et une ONG pour que le Tavignanu ne soit pas enfoui sous la pollution en même temps que des déchets ménagers. Une affaire qui, comme les méandres du fleuve, suit son cours…
Sous d’autres cieux, d’autres littoraux lointains, les gratte-ciels galvaudent leur reflet de béton dans les eaux vert-de-gris de la baie de Hong Kong, là où la verticalité architecturale s’abîme dans un océan impur. La photo éclabousse le paysage aqueux de sa triste urbanité.
La menace persiste mais le climat change avec l’espace « Datazone » qui exhibe les abominations qui nourriront nos peurs jusqu’à la fin du monde. Fukushima ou la puissance nucléaire du Japon, dévastée par un tsunami en mode radioactif, installe son règne fantôme sur un rayon (ionisant) de vingt kilomètres ; la surexploitation du Jourdain, le fleuve christique, assèche les puits et les espoirs de survie de la Mer (presque) morte tandis que dix mille kilomètres au nord, les colosses de glace de l’Arctique voient fondre leur immémorial statut de banquise.
Plus près géographiquement, la Vésubie est devenue une vallée martyre sous la rage dévastatrice de la tempête Alex. Un prénom bien angélique pour déclencher une telle folie meurtrière.
L’émotion paroxystique retombe pour laisser la place à la paix des entrailles marines où l’homme et l’animal cohabitent dans le silence des cathédrales. La profondeur de champ au service du chant de la profondeur.
Pour le public, l’art du silence consiste à surfer de cimaises en cimaises, au fil de l’eau, à la rencontre des photographes, ces faiseurs de poésie et de transe.
L’exposition de Bastia en décline une sélection de tout premier plan…
Éric Bourret déclenche en marchant. Ainsi, ses photographies sont le réceptacle sensoriel des émotions que suscitent son chemin, de l’acuité visuelle subordonnée à ses mouvements, de son rythme cardiaque. Une marche spirituelle. Éric Bourret est à la photo ce que Sylvain Tesson est à la littérature.
L’Allemand Andreas Müller-Pohle, à qui l’on doit les perspectives magnétiques de la baie de Hong Kong, est une figure centrale de l’avant-garde photographique en Europe. La singularité esthétique qu’il confère à la surface des eaux plonge notre subconscient dans une profondeur sépulcrale.
L’objectif hypnotique de Philippe Chancel, enfoui dans le sommeil gamma de Fukushima, a essuyé une pluie de lauriers. Son projet documentaire qui autopsie les sites et les symptômes les plus noirs de notre planète a fait sensation. Une prise de conscience… contaminante.
Romain Laurendeau chemine sur « La longue route de sable », celle qu’emprunta Pier Paolo Pasolini l’été 59 sur la côte Adriatique au volant de sa Millecento. Les photos sont comme les pages du livre éponyme pasolinien, oniriques, fascinantes, dépourvues de soleil mais rayonnantes d’âme. Chaque grain de sable recèle un mystère, une blessure, un monde. Les Noces de Camus affleurent comme l’écume. C’est sur une plage romaine que Pasolini a été assassiné. En 1975, l’année de naissance de Romain.
L’eau qui chantait au pied des cèdres du Liban, le pays-source, pour embaumer son dernier soupir dans les bandelettes d’écume de la mer Morte, agonise dans son lit biblique. Le Jourdain, le fleuve purificateur du baptême du Christ, étanche la soif inextinguible des terres agricoles désertiques. Photographe de l’écologie, Franck Vogel nous immerge dans son Jourdain, témoin millénaire des conflits éternels de la Terre Sainte, irriguant un univers d’eau et de feu, d’armes et de larmes. « Son don de conteur éveille les esprits » dit de lui l’Académicien Érik Orsenna. Franck Vogel est un bouleversant conteur d’eau.
La Corse est dignement présente. Insulaire d’adoption depuis quatre ans, Kamil Zihnioglu a travaillé comme photographe indépendant pour de grandes agences de presse internationales. Il privilégie depuis un projet personnel, qui lui ressemble. Les documentaires de sa vie d’avant glissent, comme sur l’eau, vers l’errance poétique et intime. Une soif qu’étanche Orezza, sa dernière source d’inspiration. Mais la beauté peut être arrachée de son sommeil : Marc Pollini, dont des racines puisent aussi leur sève dans le Mercantour, a arpenté la vallée de la Visubie après le déluge du 20 octobre 2020. Son parcours est un chemin de croix de chaos minéral, de forêts dévastées, de villages et de vies brisés. Un pays de Cocagne où les ravins profonds et les routes ondoyantes ne font plus qu’un. Enfin, l’Ajaccien Sébastien Arrighi, dont le travail a suscité un vif intérêt aux États-Unis, en Amérique du Sud et en Arabie Saoudite, là où la nature reflète l’âme des autochtones, a lancé un cri d’alarme photographique sur le Tavignanu dont le lac de Nino est la mère nourricière et l’estuaire d’Aleria le dernier souffle d’écume. Un projet d’enfouissement des déchets met le fleuve en péril et, avec lui, l’alliance immémoriale de l’histoire de la Corse avec la biodiversité.
Au final, l’eau dans tous ses états. Une seule goutte crée tout un monde…
Jean-Marc raffaelli-Association Sguardi